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INTERDIT AUX JUIFS

Je m’appelle Arsen Kerkorian. Je suis un immigré, ou plutôt ce sont mes parents qui le sont puisqu’ils sont arrivés en France en 1895. Marseille les a accueillis. De braves teinturiers mes parents, venus d’un petit coin de notre terre natale : Sevan, près du grand lac.

Je suis né le 31 janvier 1912 à Paris où j’ai fait mes études. Mon père, Apraham, descendant d’une vieille famille du Sud Est de l’Arménie, ardent défenseur de l’ordre républicain, m’a conseillé sur les différents chemins de vie qui s’ouvraient à moi à la sortie de la faculté de droit. J’aime lire le texte en Allemand des lieds de Schubert et autres compositeurs romantiques du 19ème siècle. J’aime les échecs, Paris, et la vie en général.

(Les ordres de Vichy sont appliqués: port de l'étoile qu'il fallait acheter avec les "points textiles")

Au lycée, les copains m’appelaient Arsène, Arsène Lupin, ou bien Arsouille aussi parfois car ils connaissaient mon penchant pour l’arak. Les surnoms sont restés.

Ma mère Endza, (bonne étoile), qui porte le nom de famille bizarre de Bagratounis, m’a conforté dans le choix d’un métier dans l’administration.

Chez mes parents, au 41 rue du Roi de Sicile, a toujours régné une ambiance laïque. Mon père jure comme si dieu n’avait jamais existé, ma mère le toise sans rien dire mais n’en pense pas moins. Mon oncle Hagop Bedrossian, lui-même fonctionnaire aux renseignement généraux, m’a bien aidé pour rentrer à la Sécurité Publique, ce corps de police qui regroupe les commissariats de quartier. La chance a voulu que je puisse être affecté au commissariat le plus proche de chez moi, la chance a aussi voulu que je puisse passer rapidement le concours des commissaires de police. Comme mes collègues exerçant le même emploi, j’ai dû prêter serment.

(Une rafle, probablement celle du 16 juillet 1942 dite "rafle du Vel D'hiv" du nom du diminutif du vélodrome d'hiver où furent enfermées les victimes dans l'attente de leur "transfert" vers différentes destinations)

« je jure fidélité à la personne du chef de l’état, promettant de lui obéir en tout ce qu’il commandera, pour le bien du service et dans l’intérêt de la patrie. Je m’engage à exercer mes fonctions selon les lois de l’honneur et de la probité ».


9 juillet 1942 Carte de Police en poche sur laquelle figure mes noms et prénom, chemise blanche à manche courte en ce début juillet 1942, je vais flâner dans Paris envahi par un vert-de-gris qui donne la nausée. Il y a quatorze mois, en mai 1941, des juifs étrangers, polonais en majorité, ont été arrêtés et envoyés dans les camps Français de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. En Aout, c’était un peu plus de 4200 personnes envoyées à Drancy en attente…en attente de quoi ? Personne ne sait ou ne veut le savoir.

Avec Simon Eisenbaum, surnommé Avi pour je ne sais quelle raison un ancien copain de lycée, on se retrouve souvent pour une partie d’échec dans un café select du côté de la rue de Rivoli. Comme moi, Simon est célibataire.

Il serait probablement plus simple de jouer chez lui, ou chez moi, mais nous sommes tous deux amoureux de Paris et trouvons toutes les occasions pour nous retrouver en dehors du quartier Saint Paul. De la Rue des Blancs Manteaux où il habite dans un deux-pièces, il faut une vingtaine de minutes à Simon pour rejoindre la rue des Pyramides, et le lieu de nos rencontres.

Simon est juif, comme je suis Arménien.

(Propagande d'un groupe fasciste Français. Il y en avait de partout. C'était l'époque du "complot" des "Franc-Maçons et des Juifs")

Maintenant Directeur commercial depuis trois semaines dans la succursale Parisienne d’une société Allemande qui fabrique des lampes de Radio, convaincu dès la première heure des dangers que courre la France, le monde en général, et les juifs en particulier, Simon a changé son prénom en Siegward, et son nom de famille trop juif à son goût, s’est mystérieusement transformé en Schirach…. Une bonne « odeur » germanique qui devrait lui permettre de vivre sans être inquiété, du moins le croit-il. "Je suis Français d’origine allemande" dit-il à qui veut bien l’entendre. Ses vrais faux-papiers le protègeront-ils ?

Cela fait deux ans que le drapeau à croix gammée flotte sur Paris. Les troupes d’occupation sont rentrées dans la ville le 14 juin 1940. Je me souviens que cela a divisé la Police Nationale.

« On va enfin mettre de l’ordre dans ce foutoir, se débarrasser des juifs, des profiteurs, des communistes » disent les uns alors que d’autres, sous le manteau, commencent la longue évacuation de documents administratifs vierges et de tampons humides vers des caches secrètes. Ils ont compris que tout n’était pas aussi simple et que le plus difficile restait à venir.

Les Allemands sont des hommes de goût, ils sont disciplinés. Qu’ils sont beaux dans leurs uniformes en cet été 1940 pensent quelques parisiennes…mais qu’ils sont devenus laids en ce juillet 42, pillant la France avec leurs marks d’occupation alors que la population de Paris subi de plus en plus de privations. Certains qui les acclamaient il y a deux ans commencent à leur tourner le dos. Paris violé par des troupes belliqueuses, par un état-major ivre d’une victoire facile contre la république.

(Signalisation mise en place par l'administration Allemande. On peut y trouver entre autre la direction de l'hôpital militaire de la Luftwaffe de Paris-Clichy, et celle de la croix-rouge Allemande à Paris . Il y a aussi un "parc sanitaire au Fort de Vanves. Dans les fossés du Fort de Vanves furent fusillés de nombreux résistants, communistes, et "autres ennemis de l'Allemagne")

Les hauts fonctionnaires aiment le luxe et les prérogatives, comme toute armée d’occupation, mais eux, dirigés par un guide qui faisait Fûhrer, sont les pires de tous ceux qui auraient pu un jour venir prendre le contrôle du pays.

Alors Paris se résout à les accepter, Paris se recroqueville. Paris ne sait pas combien de temps va durer cette cohabitation. La ville est sous la coupe de du boche maintenant honni. Les blagues des titis n’ont plus court, remplacées par le glacial « Ausweiss bitte » et les coups frappés, même en pleine nuit, aux portes des appartements : « Police Allemande, ouvrez ! »

Entre autres brimades, les juifs sont quasiment exclus de toute vie publique et n’ont plus droit à l’accès aux squares, jardins publics et cabines téléphoniques.

Depuis presque deux mois, le porte de l’étoile jaune a été imposé aux Juifs de plus de six ans en échange d’un point « textile » Une première commande a été passée par la SS à l’imprimerie parisienne Charles Wauters & Fils. Paris est triste. Les grands hôtels des moments d’oubli sont passés sous la botte des nazis. Les boches ont importé toute une logistique d’occupation et des panneaux indicateurs indéchiffrable par ceux qui ne sont pas germanophiles.

(Fac similé d'une carte de police comme celle que portait Arsen KERKORIAN lors de ses déplacement dans Paris)

Les Gestapistes sont partout avec leurs chapeaux mous et les manteaux en cuir. La perversité ambiante a même permis à de vrais truands bien Français de profiter des occasions offertes par l’occupant pour s’enrichir.

Pour moi en ce début Juillet 1942 : sortie de métro au Champs Elysée. Trois « feldgendarmen » vérifient les papiers des piétons. Je tends d’abord ma carte d’identité.

-Kerkorian ? fous êtes vranzais ? Je sors vite ma carte professionnelle. -Tiens, regarde cette autre carte ! tu vois, il y a même marqué POLICE dessus, avec l’emblème de Vichy…et c’est même marqué qu’il faut me laisser passer… -Ach, tésolé Komissaire, c’est seulement ma teusième semaine à Parisss. Le militaire reprend : -Kerkorian ? alors Arménien fous êtes. Pas chuif alors. -Non, les Arméniens sont en majorité des chrétiens. Je suis né à Marseille, tu connais Marseille ?

Le collier de chien du feldgendarme bouge dans tous les sens alors qu’il fait « non » de la tête. -Nein, che pas connaitre…un chour peut-être. -Je peux y aller ? -Jawhol, che fous prie Monzieur…

(L'exposition "Le Juif et la France". Un summum de l'antisémitisme au Palais Berlitz de Paris sur les Grands Boulevards)


Je remonte vers l’Arc de Triomphe alors que la fanfare de la Wehrmacht descend vers la Concorde dans le son des cuivre et la cadence fascinante du défilé au millimètre près.


Il fait chaud mais Paris à froid à l’âme. Depuis quelques jours, une chape de plomb est tombée sur la préfecture de police. Une vague relation de l’oncle Hagop, Jean-Christophe du Plessis-Casso, rejeton d’une noblesse désargentée et qui travaille au Haut-Commissariat aux Questions Juives sous les ordres d’un autre aristocrate, Louis Darquier de Pellepoix, m’a confié il y a quelques jours déjà que des évènements importants se préparaient.


-Les juifs : c’est fini, tu vas voir. Enfin les bonnes décisions. On aurait dû faire ça il y a longtemps !

L’idée d’un mystérieux évènement me donne la nausée…et pourtant, si je pouvais savoir…

« Pas chuif vous êtes » a dit le feldgendarme ! Il ne connait pas bien l’histoire de l’Arménie.

Il devrait creuser un peu plus. Bien sûr qu’il y avait et qu’il y a encore des juifs en Arménie, même s’il y en a peu, et je me souviens parfaitement, dans mon enfance, avoir vu ma mère, la bonne étoile, recevoir Shabbat en allumant les bougies, mais c’est il y a tellement longtemps et puis il y a eu ma montée à Paris, l’école de Police, cette guerre qui me pose plein de questions, qui m’interroge aussi sur mon passé, mon héritage….


14 juillet 1942 Par la concierge de l’immeuble ou habite Simon, Madame Charmaison, une Morvandelle de Semur en Auxois qui écoute la BBC, j’ai appris le 14 juillet au soir, en raccompagnant mon ami joueur d’échec, qu’il y avait eu à Londres un défilé du premier bataillon de fusiliers-marins menés par un certain commandant Kieffer. Une nouvelle qui m’a serré le cœur de bonheur sur le chemin du retour vers la rue du Roi-de-Sicile.


15 juillet 1942 En revenant d’une ballade le long de la Seine, je trouve devant mon immeuble un agent de police du commissariat du 3ème arrondissement que je connais bien : Francis Lagneau. J’aime bien Francis avec son franc-parler. Fils d’un poilu survivant du Chemin des Dames, il s’occupe de son père, une gueule cassée à faire peur. Je l’aide de temps en temps à préparer le concours d’inspecteur, son rêve.


Il me remet une convocation m’appelant à être présent le 16 juillet à 4h00 du matin exactement, dans les locaux du commissariat de quartier afin de mettre en pratique les décisions de la circulaire 173-42 de la préfecture de police ordonnant l’arrestation et le rassemblement de 27427 juifs étrangers habitants en France.

…Simon, nom de dieu !


16 juillet 1942. 4H00 du matin Le pire est là, sous mes yeux ! Les listes nominatives avec les adresses sont distribuées. La rue des Blancs Manteaux fait partie du secteur qui m’est attribué. Au 73, un immeuble de 5 étages et 10 appartements. La liste des habitants parle d’elle-même : Dollfuss, Weinberg, Sarfati, EisenBaum, Rappoport, Bloch, Zeitoun, Himmelblau, Lednitzer et Finkelstajn.

Le début de la rafle est prévu pour 6h00. La logique imbécile de cette rafle : prendre les gens au piège à la fin du sommeil. Les prendre ensemble avant qu’ils ne se préviennent, on verra après pour le tri. Les autobus de la TCRP sont garés tout près.

Avertir Simon, vite, il me reste à peine deux heures…

Le briefing terminé, prétextant le besoin de vérifier sur place que la sécurité de mon groupe d’inspecteurs sera assurée, je file au 73 rue des Blancs Manteaux, chez Simon. L’immeuble dort encore même s’il fait déjà jour. Un chat est assis devant la porte de l’immeuble, étranger à ce qui va se passer. La porte de l’immeuble est entre-ouverte…Cour pavée, immeuble ancien, escalier « A», troisième étage. La carte de visite est épinglée à même le bois du montant de la porte sur lequel est clouée la mezzouzah que ce crétin de Simon a oublié de faire disparaitre en lieu sûr…

SCHIRACH Siegward, indique la carte..un aryen d’origine Allemande avec une mezzouzah ? ça ne tiendra pas la route. Et puis ce nom qui ne figure pas sur la liste censée être parfaitement à jour des habitants de l’immeuble. De quoi alerter les fonctionnaires pointilleux qui n’hésiteront pas à questionner l’utilisateur de l’appartement. Je cogne à la porte. Simon, nom de dieu, ouvre vite !

Quatre secondes, les plus longues de ma jeune vie. Simon ouvre… -Fous le camps Simon, les boches seront là dans quarante-cinq minutes ! Ils raflent tout le monde ! -Ils raflent ? Mais qui ? pourquoi ?

Simon, sonné, à moitié endormi, saute dans son pantalon, enfile une chemisette, des chaussures basses, pense à prendre son portefeuille qu’il coince dans sa ceinture. Nous dégringolons les trois étages d’une même foulée. Vite la rue, tourner à gauche et courir.

Mais il est trop tard, les gardes mobiles sont déjà là, il y a quelques gradés boches et les chapeaux mous Allemands. Alors j’attrape Simon par le bras, le tenant comme on fait lors d’une arrestation tout en essayant d’extraire de mon portefeuille mon identification professionnelle. Devant nous à une vingtaine de mètres un barrage de forces de l’ordre bloque la rue sur toute sa largeur.

Carte de Police à la main droite, le bras de Simon prisonnier de ma main gauche, je fonce sur le plus gradé du groupe, un Oberfeldwebel qui semble avoir une bonne tête. Rassemblant mes restes d’Allemand datant de l’époque où je lisais avec passion le livret des Lieds de Schubert dans le texte original, je me fais le plus agressif possible en gueulant, à la mode Allemande :

-Dieser ist ein Terrorist. Ich werde ihn direkt zum gestapo bringen !

Le boche s’écarte avec « dizipline » et nous continuons à marche forcée. Surtout ne pas courir… Au coin de la Rue des Archives, c’est plus calme. A quelques centaines de mètres se trouve la rue de Rivoli qui ouvre presque sur l’Hôtel de Ville. J’ai lâché Simon qui s’est un peu éloigné de moi. Au bout de la rue, le feu est au vert. Un vélo-taxi venant de l’est est arrêté rue de Rivoli. -Saute dedans, Avi, vite fous-le-camp et ne reviens plus ! Le vélo démarre emportant son passager vers l’ouest.


Aujourd’hui, Simon EIsenbaum a échappé à la rafle du Vel d’Hiv.

© Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires

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