Je n'avais jamais pris le bateau ! La gondole qui nous amenait depuis l'hôtel "Splendid Suisse" se retrouva face à un énorme mur tout blanc : c'était la proue du SS "ATHINAÏ", un petit paquebot construit à l’origine dans les années trente pour la Grace Line, un armateur Américain dont les bateaux desservaient les Caraïbes ! Après avoir navigué comme « Liberty Ship » pendant la deuxième guerre mondiale, ce bateau, comme plusieurs autres du même modèle, avait été racheté par des armateurs grecs quelque peu véreux à la tête de la « Typaldos Line » et après transformation, affectés aux petits trajets sur la Méditerranée. Trois classes de cabines, nous étions à fond de cale, pas très loin de la salle des machines dont le bruit me berçait le soir après une journée à jouer sur le pont du navire. Nous étions presque des émigrés en route vers l’Amérique des années vingt, mais ce n’était pas Ellis Island qui serait notre porte d’entrée là où nous allions, et nous avions déjà en poche les billets pour un trajet de retour sur le « Théodor Herzl » de la Zion International Shipping Company.
A une époque où la France continuait sa mue décolonisatrice il existait encore boulevard Saint-Germain, dans le respectable 6ème arrondissement de Paris, un étrange magasin portant sur sa devanture une grande enseigne « Vêtements Coloniaux ». Dans ce magasin, on pouvait trouver de quoi se vêtir avant de partir en mission dans un ancien protectorat ou une ancienne colonie. Mon père avait acheté un magnifique costume en lin d’une blancheur immaculée. Lui n’avait pas pris le bateau. « Les escales à Athènes, Héraklion ou Chypre, ça m’emmerde » avait-il dit au moment de planifier ce voyage. « Je vous rejoindrai par avion, les grecs, ce n’est pas pour moi » …Alors, nous nous étions retrouvés après une nuit en train et un séjour dans la cité des Doges, sur l’ « ATHINAÏ » qui sentait le mazout, la cuisine de grand hôtel et l’air de la mer, en route vers une terre promise mais encore inconnue.
Cinq jours de traversée pour rejoindre Israël et le port d'Haïfa. J’étais un peu amoureux de ma tante Irène qui avait un visage si doux...Je me souviens de cet après-midi passé sur le pont supérieur du paquebot alors que nous faisions route vers la dernière escale : Chypre. À côté de moi, deux passagers vêtus de noir évoquaient de curieux souvenirs en parlant de " camps de la mort" et de "ghettos." et d’extermination ! C’était quoi ces mots-là ? " Moshe Braun a survécu au Sonderkommando de Maidanek" dit l'un…. « Oui, il a même vu passer toute sa famille entre ses mains » répondit l’autre…Ce jour-là, je le sais, ma vie tranquille d'enfant se termina sous le soleil chaud de la Méditerranée. Demain, nous serions au 27 de la rue Dizengoff, chez Irka (Irena) et Bene...Poser des questions aux adultes ? Je n’avais pas mesuré pleinement l’importance de ces quelques mots échangés par les deux hommes, mais je savais au fond de moi que le temps n'était pas encore venu et que je devais cheminer par moi-même. Pendant quelques secondes, incrédule, recevant de plein fouet des bribes d’information incomplètes, j’avais eu l’impression d’entendre une obscénité tellement énorme que j’étais complètement dépassé, pire même, j’étais bouleversé. Je ne savais pas, je n’en savais rien même si souvent mon père mentionnait la guerre, Paris occupé, les arrestations, les privations, la milice, la libération, l’entrée de la deuxième DB par la Porte d’Orléans… et insistait sur l’énormité de la « catastrophe ».
Curieux débarquement dans le port de Haïfa ; des fonctionnaires en short et en bras de chemises, des bateaux d’un autre âge, des ballots de marchandises sur les quais du port, pas très loin, le mont Carmel. Il y avait aussi des panneaux indicateurs en anglais et en hébreu, le tout sous un soleil de plomb et un ciel si lumineux que le port de lunettes de soleil était obligatoire. La rue Dizengoff dormait dans la poussière. Des petits immeubles de trois ou quatre étages, une impression de province mais surtout un plaisir intense à revoir cette tante dont je ne savais finalement rien sinon qu’elle parlait Polonais avec mon père, que ce dernier avait une adoration pour elle, et qu’elle était bien plus souriante que notre mère…. Durant la guerre, Irena était la seule de la famille à pouvoir passer pour chrétienne dans une Cracovie où résidaient entre soixante et quatre-vingt mille juifs ! Elle avait donc réussi à échapper ou ghetto, à survivre à l’horreur de Cracovie occupée par les nazis sous les ordres du gouverneur général Hans Frank. Elle avait rejoint la résistance polonaise puis une fois les menaces écartées, émigré vers Eretz Israël, la terre d’Israël, alors que de nombreux autres membres de la famille élargie avaient terminés brusquement leurs vies au petit matin, déportés vers la mort, encore incapable de bien comprendre ce qui leur arrivait.
Ne parlant ni Hébreu ni Anglais en cette année soixante-deux , la seule conversation que je pouvais avoir, du haut de mes onze ans, avec Irene et son mari Benek, passait simplement par le regard et quelques mots simples comme « falafel » et « gazoz », le premier étant un mélange de farine de pois chiches et de fèves, sous forme de boulettes frites dans de l’huile, le second étant une boisson « socialiste et gazeuse » que l’on pouvait trouver en trois couleurs dans les petits kiosques de la ville à une époque où Israël était encore loin de l’influence et du niveau de vie d’une Amérique en pleine conquête économique. Mes cousins Amir, le garçon et Daphna, sa grande sœur étaient beaux et avenants. Ils étaient « sabras » nous avait dit le père. (1) Curieux de faire notre connaissance comme nous étions nous-mêmes content de les rencontrer pour la première fois, un lien s’était créé, sans mots : ils étaient de notre famille. Balades à pied dans un Tel-Aviv sans fioritures ni grands buildings de fer et de verre, le pays n’avait que quatorze ans, visite chez un oncle qui avait un piano laqué blanc, passage obligatoire dans une Jérusalem coupée encore en deux, vision surréaliste sur la route entre Tel-Aviv et la Judée de restes de véhicules militaires improvisés datant de la guerre de quarante-huit, à l’époque où des gouvernements « amis » fournissaient le futur état hébreu en matériel militaire déclassé mais encore utilisable.
Dans un quartier particulier de Jérusalem (2) ma mère avait reçu des pierres de la part d’hommes vêtus de noir qui ressemblaient étrangement aux deux hommes aperçus sur le bateau. Je n’avais pas compris pourquoi. C’étaient des hommes sévères, portant de grosses lunettes à monture d’écaille, de longues papillotes de cheveux de chaque côté de la tête, parfois une barbe. Partageaient-ils un même secret avec les hommes du bateau ? Savaient-ils quelque chose ? Il était impossible d’en apprendre plus, impossible même de poser la question au père tant je percevais l’existence d’un interdit. La guerre avec les Arabes, l’Irgoun, un certain David Ben Gourion, un certain Avraham Stern qui avait dirigé un « groupe », un autre qui se nommait Adolf Eichmann qui avait été capturé en Argentine et qui attendait l’issu de son procès, tout cela tournait dans ma tête quand les parents parlaient à table et que nous nous taisions. « Il sera pendu » disait mon père ! « Heureusement qu’il y avait le Mossad… » Je ne savais ni pourquoi il fallait pendre Adolf Eichmann, ni même qui il était.
Depuis Haïfa, nous avions pris un taxi collectif, une vieille guimbarde Américaine, dans lequel nous avions empilé les bagages. Le chauffeur qui parlait anglais et ressemblait à un terroriste de l’Irgoun, avait réussi à déchiffrer l’adresse où nous devions nous rendre…
Au marché Carmel, pas très loin de la limite avec le faubourg de Jaffa, j’avais vu plusieurs personnes dont l’avant-bras portait un curieux tatouage représentant un numéro, mais je n’avais pas fait le lien avec les hommes du bateau. Comment aurais-je pu ? Les juifs ? mes cousins étaient juifs ? Je connaissais le quartier du Marais à Paris…oui, c’est vrai, il y avait des hommes en noirs, normaux, qui ne jetaient pas de pierre quand nous passions avec le père par le rue des Ecouffes pour aller chercher du foie haché chez Jo Goldenberg. En fait, j’avais compris sans comprendre, j’avais écouté sans retenir. Tout ce que je savais maintenant était que les falafels achetés dans les petits kiosques de la rue Ben Yehuda étaient sublimes, que le « Gazoz » de couleur bleue était mon préféré et que j’aurais bien voulu que ma tante Irena fut ma mère tant la vie semblait facile avec elle. Alors commença au fil des cinquante dernières années le long questionnement.
Les vingt premières années pour découvrir, les vingt suivantes pour réfléchir, les dix dernières pour accepter puisque tout est vrai, tout est authentique, depuis les accusations fondatrices de l’antisémitisme jusqu’à la libération du dernier camp de la mort en passant par l’élimination de Moshe Maurice et de Feigel Françoise Ubersfeld ,habitants du ghetto de Podgorzje. Le parcours fut long : lire, creuser, questionner, visiter, s’enquérir, poser des questions qui blessent, apprendre à poser ensuite les mêmes questions mais en évitant les souffrances inutiles. Il y eut aussi la bibliothèque de guerre du Père, riche en documentation mais encore plus riche en horreurs indicibles, les livres plus « savants », les séjours plus longs en Israël, jusqu’à y habiter par chance pendant quatre années et demies, autant d’étapes sur la voie de la compréhension de ce qui était incompréhensible, de l’acceptation de ce qui reste inacceptable.
Une fois les quatre ans et demi passés en Israël, une fois mon « Mensch » de père passé à « l’Orient Eternel », une fois versées des larmes qui me venaient « du fond de mon âge » en marchant dans la rue Rekawka de Cracovie, une petite boite à chaussure qui était bien cachée au fond d’une armoire a livré finalement ses secrets et a enlevé de mes épaules un poids bien lourd à porter pour un ado en devenir d’homme, puis pour un homme qui cherchait un peu de paix de l’âme. Dans cette boîte en carton se trouvaient des lettres avec un timbre du gouvernement général de Pologne, des « collants » de la censure Allemande sur les enveloppes, des faux papiers vierges ou déjà remplis du nom d’Alexandre HUBERT, des photos datant du Lycée juif de Cracovie, le visage sévère de Moshe, mon grand-père, celui plus doux de Feigel, ma grand-mère, tout un concentré d’une histoire cruelle que le père avait enfermé pour ne pas continuer à y faire face, toute une histoire dont il ne fallait pas parler parce qu’elle était trop dure à supporter. Il fallut lire à travers les lignes, déchiffrer à travers des courriers ancien les signes annonciateurs de la catastrophe à venir. Aujourd’hui, j’ai trouvé une recette pour faire des « Hallot » (3), Muriel mon épouse sait préparer le foie haché avec les oignons (4), je vibre encore à l’écoute de la Hatikvah (5).
Les cafés de Tel-Aviv sont pleins et le petit immeuble du 27 rue Dizengoff est devenu pour moi, insignifiant .La seule chose qui compte encore est le souvenir de la voix d’Irena prenant de nos nouvelles, depuis Israël, par téléphone, et qui commençait chaque conversation en disant dans un Anglais mâtiné de Polonais : « Hello, children »…. Même si nous n’étions pas ses enfants….
© 2017 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire
Sabra = juif né en Israël par opposition aux juifs immigrés . (2) Il s’agit du quartier dit « des cents portes/cent mesures » (Méa Shearim) habité depuis sa création en 1874 par des communautés ultra-orthodoxes (3) Halla , pluriel Hallot : les pains « spéciaux » consommés lors du shabbat. C’est en fait comme de la brioche. On peut inclure des raisins secs. Il existe plusieurs recettes, Sépharades comme Ashlénaze . (4)Un plat de pauvre qui vient des « shtetls » d’Europe de l’Est. On utilisait tout dans le poulet… (5) Hatikvah= l'Espoir, Hymne National d'Israêl.