1957
A l’ombre de Saint-Eustache, il y avait de quoi donner à manger au bon dieu et à tous ses saints. Tu ne savais pas où donner de la tête de veau mais heureusement on pouvait mettre facilement du beurre dans les épinards car quelques dizaines de mètres seulement séparaient les pavillons de la crèmerie de celui des fruits et légumes.
Tu aurais vu le bordel !
Le père avait accepté de venir dans le quartier car pas très loin se trouvaient les petites boutiques du quai de la mégisserie, le long de la Seine, ou des animaux domestiques et de basse-cour étaient vendus. Je crois qu’en fait c’était surtout la Seine qui l’attirait, lui qui avait tellement envie de liberté.
Les pavillons des Halles regorgeaient de choses qu’on ne pouvait pas voir au marché d’Alésia. C’était surtout la quantité qui était impressionnante, autant que l’était le désordre apparent qui régnait dans les environs des Halles. Si tu avais vu les mètres de saucisses, les cagettes de légumes empilées, les demi-bœufs sur l’épaule de forts-des-halles qui faisaient trois fois la taille de mon père, tu te serais demandé comment tout cela était possible.
Au marché d’Alésia devant l’étal de la Boucherie qui vendait aussi du gibier en période de chasse, je passais discrètement ma main sur la fourrure des lapins qui avaient pris du plomb et qui regardaient d’un œil mort sanguinolent, pendu par les pattes arrière, le sol bitumé du trottoir.
Je n’aurais jamais supporté que quiconque me vit faire ce geste de bonté envers une victime animal. Aux Halles, en passant par le pavillon quatre, celui du gibier, j’avais senti mon cœur se serrer à la vue de ces centaines d’animaux immobiles, lièvres, lapins, faisans, sangliers aux yeux fermés et au poil dru, monceaux de poulets avec ou sans tête. Au pavillon dix, on se croyait dans le livre sur les paquebots que je possédais et dans lequel il était question de l’approvisionnement du liner « Liberté » qui devait stocker pendant son voyage tant de millier d’œufs, tant de litre de lait, tant de pots de crème fraîche.
Tout était là, sous mes yeux. Peut- être était-ce aux Halles de Paris que se fournissaient les cuisiniers du grand bateau ? Mais alors comment faisaient-ils pour amener, sans les casser, tous ces œufs frais depuis Paris jusqu’au port du Havre ? Le long de l’avenue du Général Leclerc, dans mon quartier, les rails de l’ancien tramway N°8 courraient encore depuis la porte d’Orléans jusqu’à la fin du boulevard Saint Michel.
Il n’y avait pas un jour de pluie parisienne sans qu’un cycliste ne dérape sur le ruban d’acier et se retrouve le nez saignant sur le pavé. J’avais attendu pendant longtemps de voir passer un de ses vieux trams électriques jusqu’au jour où le père m’expliqua qu’aucun tram ne circulait plus à Paris depuis déjà bien longtemps, mais que les rails parallèles qui passaient non loin du centre du monde, rue Alphonse Daudet, avaient servi pendant longtemps non seulement à aller depuis la Porte d’Orléans jusqu’à la Garde de l’Est mais également à permettre l’accès à Paris de l’Arpajonnais, ce petit train en provenance de la lointaine Seine-et-Oise (1) qui transportait les légumes en provenance des cultures maraîchères entre Palaiseau et Etampes.
En fin de journée, dans les premières heures de la nuit, dans des wagons à marchandises, les caisses en bois contenant des salades, des poireaux, des tout ce qui acceptait de pousser en lointaine banlieue, s’approchaient des Halles à petite vitesse. Le convoi, tracté par une locomotive électrique ne faisait pas beaucoup de bruit pour ne pas réveiller les bourgeois qui dormaient le long de l’avenue de l’observatoire ou du boulevard Saint-Michel.
(C'est fini...Les Halles ferment définitivement boutique.....)
( Après le marché, il y en avait plein partout...ça faisait le bonheur des glaneurs et des "cloches")
( La journée commençait toujours par un noir au zinc...)
( Des fort des halles bouchers portaient des quartiers de boeuf comme on porte une botte de radis...)
Dans les cafés autour des Halles on entendait des conversations pendant lesquelles les gens utilisaient des mots dont je n’avais jamais entendu parler, des expressions que ni Madame Perron, ni Monsieur Daveau, n’avaient mis au programme de nos années scolaires. On parlait de louchébem, de bijoutier (2) ou des « marchands d’arlequin de l’ancien temps » . Je n’y comprenais rien. Quel drôle de langage.
Tout près des pavillons des Halles, de nombreuses rues abritaient des commerces que ma mère appelait des "magasins de bouche », alors moi je m’imaginais que l’on pouvait acheter des bouches mais je ne comprenais pas comment cela pouvait fonctionner. En vérité, il s’agissait de commerces vendant les ustensiles de cuisine réservés aux professionnels, et la rue Montorgueil en était pleine. De belles casseroles en cuivre, comme celles de la brasserie Zeyer, pendaient depuis le plafond dans le magasin, il y avait aussi d’énormes cuillères, des écumoires gigantesques, des machines à trancher la viande, des hachoirs, des plats qui s’empilaient les uns dans les autres mais qui n’aurait jamais pu rentrer à l’intérieur de notre four !
Pour sortir des pavillons, il faillait enjamber des monceaux déchets de légumes, passer par-dessus des cagettes en bois, contourner parfois des restes de légumes avariés.
Alors que les nombreux petits cafés autour des halles attiraient souvent des cloches qui termineraient leur matinée endormis le long du mur de Saint Eustache, les hôtels de la rue Saint-Denis ouvraient discrètement leur porte aux commissionnaires des Halles à la recherche d’une extase furtive. Comme le quartier était en permanence victime des embouteillages, tu avais intérêt à venir en métro ou éventuellement en autobus. Mais le mieux restait d’y circuler à pied et de s’imbiber du cri des différentes corporation. Puis un jour de Mars 1960 la longue et douloureuse mutation fut décidée par d'anonymes édiles et Victor Baltard se retourna dans sa tombe quand il su que ses halles allaient être tout simplement détruits et les marchés qu’ils avaient abrités seraient transféré dans une vague banlieue ou des jeunes faisaient la course en mobylette.
Personne n’y put rien faire. Les belles de jour qui officiaient dans le quartier allaient perdre une bonne partie de leur clientèle. Seuls les clochards n’étaient pas trop affectés.
Les très anciens du quartier te disent que ce fut le déménagement du siècle qui fit bouger 20.000 personnes, 1000 entreprise de gros, 10.000M3 de matériel.Moi, je sais qu' une fois les Halles de Paris réduites à des tas de graviers, des piles de fer et de fonte, et à des photos dans les archives de la ville de Paris, la soupe à l’oignon du « Pied de Cochon » changeât de goût, les cris des forts des Halles s’envolèrent pour toujours du centre de Paris, les employés du nettoyage urbain se réjouirent en un grand soupir, et le trou des Halles se mis bientôt à faire parler les gens.
Plus de têtes de veau exposées impudiquement au regard des riverains, mais plus grave encore, les marchandes de fleurs ne seraient plus jamais là pour offrir les bouquets de couleurs dont la présence donnait aux Halles l’aspect d’un coin de campagne en plein centre de la ville.
Personne n'avait encore réalisé mais Paris venait tout simplement de perdre son vrai cœur .
(1) La Seine-et-Oise, La Seine et la Seine-et-Marne étaient avant 1964 les seuls départements de la " région Parisienne".C'est en 1964 que la région a été "découpée" en plusieurs nouveaux départements
(2) Comme toute corporation, le "monde des halles" avait son propre langage incompréhensible aux non-initiés.
(2) Comme toute corporation, les forts-des-halles avaient un langage corporatif incompréhensible aux non-initiés.