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LA REVOLTE

« Je t’interdis de lire Pif Le Chien ! C’est de la littérature communiste… ! »


Ma mère a trouvé dans ma chambre une bande dessinée pour la jeunesse publié aux éditions Vaillant. J’ai piqué ça à mon voisin Claude lors dans week-end dans la maison de campagne. La famille de Claude E. ? Des communistes ?

« Et pourquoi je ne peux pas lire Pif le Chien ? Ils le lisent bien, eux…»

« Ils ne sont pas du même monde ! Ce n’est pas pour toi ! » Dommage….avec Claude, on joue à la guerre, on alterne, une fois il est le nazi, une fois c’est moi…son frère Bernard est un bûcheur…Il y a aussi sa sœur Mimi, bien plus grande que nous, mais c’est une fille sympa.. Ces voisins vont même pousser l’outrage ultime jusqu’à habiter rue Pierre SEMARD (*), à Paris !


Le père, la mère, les trois enfants, tous ces « communistes » se calent une fois par semaine dans une 11CV légère Citroën pour rejoindre la maison à côté de la nôtre, dans un profond recoin d’une lointaine Seine et Marne, près d’un bled où les coiffeurs utilisent des bouteilles de shampoing de deux litres, un bled ou on vend des clous agricoles au litre, un bled ou pour appeler Paris, il faut passer par une opératrice de l’interurbain ( Je voudrais à Paris Kellermann 37-02)…

Rue Prisse d’Avennes, Rue Marié-Davy, dans les petites rues dormantes du 14ème, les copains de la communale jouent le jeudi...les billes, les cow-boys et les indiens, tout ce petit monde se cherche, courre, crie, spécialement si de rares filles participent aux parties chat-perché (un pied délivre l’autre) ou de « mère-veux-tu » (oui, mon enfant) combien de pas ? (un pas de géant… !)Les cases de marelle sur les trottoirs du petit Montrouge …je ne te raconte pas !

(Daniel Cohn-Bendit, un des leaders de la révolte étudiante de 1968. Il était contre le système, il est devenu Euro-député! On l'avait surnommé :" Danny le Rouge")


Et moi, et nous ? On est simplement comme des cons….Une fois par semaine, quelques pas vers le cinéma à un franc de la rue d’Alesia. L’ « Univers » il s’appelle…séance à quatorze heure, des westerns, des films comiques…Tous les voyous du quartier sont là. Tous ces gamins infréquentables qui me feraient dévier de mon chemin sont rassemblés pour voir Buster Keaton, de vieux films d’indiens de série « B ». Un balcon, un orchestre. Les voyous sont en haut, qui balancent pendant la projection des projectiles inoffensifs (Farine, sucre en poudre, maïzena…) comme déplaisants (poivre, bombe puantes, urine…)

De temps en temps, le projectionniste interrompt le film, et gueule depuis sa cabine : « si vous n’arrêtez pas de faire les cons, c’est moi qui arrête »…hilarité dans la population, voyous et bourgeois se tordent de rire, le noir se refait, la projection reprend.

Dans la partie somnolente du 14ème, du côté de la rue de Plantes, ma frangine va se faire insuffler l’esprit saint chez les Trinitaires de Valence dans un établissement réputé pour remettre à l’équerre les futures débauchées, et qui se nomme La Bruyère-Saint Isabelle.


Ma sœur est plus sage que moi, au moins en apparence. Elle terminera son éducation au Dames de Sion, sans que la moindre parcelle de Jésus ou de Dieu ne trouve place sous la semelle de ses mocassins à talon Richelieu, derrière les coutures de sa jupe plissée bleue, ou dans la poche de poitrine du chemisier blanc couleur d’une virginité qui ne sera bientôt plus qu’un souvenir.

« On ne sort pas le jeudi ! Tu devrais être content d’aller au cinéma ! Tu dois avoir du travail à faire, quand j’avais ton âge je ne m’ennuyai pas, à quoi tu rêves ? Ta chambre est un vrai capharnaüm, va ranger la salle de jeu, n’embête pas les chats…. Ne…..Pas…..il ne faut… Attention ….


Et Merde !

(L'école des beaux arts produisait de magnifiques affiches en sérigraphie)

Ah ! les réunions pour le thé avec les copines du canal de Suez (*) « des gens bien, tu comprends ?

Oh ! , les chouettes vacances en Suisse, en Bretagne, en Italie, en Egypte, en Grèce, en Israël, avec goût, curiosité, enthousiasme, mais aussi le carcan inflexible de la morale et des obligations de bien se tenir partout, sans aucune fantaisie, sans aucun espoir d’un autre chose que cette éducation guindée, cette stérilité émotionnelle ou les deux mots « je t’aime » sont absent du vocabulaire.

Le mot « bombe », par contre est bien présent…On sent chez le père une persistance de la doctrine anarchiste. Quand quelque chose n’est pas à son goût, il dit simplement « ça mérite une bombe » avant de se replonger dans la lecture du « Monde » Les années passent…Je tourne dans mon cocon…

A trois pas de l’appartement, l’église des Franciscains donne l’heure avec obstination. Un son de cloche qui évoque la lumière cristalline en Italie, à Assise, ou l’ami des oiseaux leur a dit de ne pas s’inquiéter, qu’il y aurait toujours à manger pour les créatures du ciel.

Il y a un voyage à Abano Terme près de Padoue, chez les curistes. Il y a la visite à Vérone, ville de Roméo et Juliette, les combattants de l’impossible, les opposants à « il ne faut pas »….. L’année d’avant, les Beatles ont sorti leur album « Sargent Pepper’s Lonely Hearts Club Band »…

La maison a été terrassée par une révolution culturelle…

(Qui ne se souvient pas de : " CRS, SS !")


Enfoncé le Camarade Mao, enfoncé le Camarade Castro…La révolution a frappé au 2, Rue Alphonse Daudet, le fief du « il ne faut pas, on ne fait pas, on doit… ! Et, coup de bol merveilleux, ma mère pianiste, amoureuse (comme moi) de Chopin, Isaac Albéniz, Liszt, Rachmaninov ou Fauré, se met à adorer les Beatles. Un point pour la révolution, zéro pour les bourgeois ! Lennon gagne haut la main et Lovely Rita rappelle nos hormones à leur existence.

En face du couvent des Franciscains, il y a la maison de Lénine. A deux immeubles de la maison de Lénine, il y a celle de sa maîtresse.

Proximité contagieuse du leader bolchévique qui avait habité à deux pas de chez nous ?

Lénine et Inès Armand ont fait connaissance pour la première fois en 1910, dans le milieu des révolutionnaires russes exilés à Paris. Inès a alors 35 ans, mais elle en paraît 25. Elle a de grands yeux, une bouche charnue et expressive et des cheveux châtain foncé. Lénine a 40 ans et est déjà presque chauve. Ils flânent ensemble sur les boulevards de la capitale française et restent assis pendant des heures dans les cafés de l'avenue d'Orléans en faisant probablement un trajet que j’ai dû faire mille fois.

Lénine est amoureux. Nul ne l’a jamais vu dans un pareil état. Jusqu'alors ses livres et ses écrits politiques lui avaient toujours plus importé que les femmes. Il se montre à présent incapable de «détacher ses yeux mongols de la petite».

Les camarades se chamaillent sur le point de savoir si «les deux vivent ensemble». Quelques mois après leur première rencontre, Lénine réussit à loger Inès au n° 2 de la rue Marie-Rose, dans le XIVe arrondissement. Il habite lui-même avec sa femme et sa belle-mère au n° 4. Sitôt après leurs premières rencontres à Paris, Inès lui écrira: «Tu m'as très fortement impressionné. J'avais une envie folle de m'approcher de toi, mais j'aurais préféré mourir sur-le-champ plutôt que d'ouvrir la porte conduisant à ton bureau.»


1968. Le quatorzième arrondissement continue de ronronner, mois après mois, dans les bruits des embouteillages de la place Victor Basch (résistants exécutés le 10 janvier 1944 par les crapules Vichystes de la milice française) comme dans le silence feutré des fin de dimanche.

Et puis ça pète tandis que les bourgeois dormaient ; ça pète vraiment fort… ! Du 3 mai au 30 juin, en deux mois, les « baby-boomers » vont faire changer pour toujours la vie en France. Le 14ème roupille à l’ombre du Lion de Belfort, symbole de la résistance aux Prussiens du 19ème siècle qui eurent bien l’Alsace et la Lorraine.

Tandis que le Lion est bien assoupi, que la gare du «métro de sceaux » s’est apaisée après l’heure de pointe, des étudiants qu’un gouvernement suranné aura la maladresse d’appeler les forces du désordre, vont changer pour toujours la façon de voir les choses des Parisiens comme des Français. La liste des changements à venir est longue, l’inventaire des réalisations n’a pas sa place ici. C’est de Paris qu’il s’agit…Paris qui n’a pas connu de barricades depuis les journées libératoires d’Aout 1944, revient sur son passé.

Les pavés volent, les grilles des platanes du Boul Mich’ participent au dressage de barricades, « aux grands hommes, la patrie reconnaissante » se couvre de drapeaux rouge, les statues commencent à réfléchir au pourquoi du comment, et la bourgeoise du 6ème arrondissement, celle qui végète depuis Haussmann dans des immeubles en dur, là où d’épais tapis recouvrent de larges escaliers de bois ciré, semble avoir la nausée.


« Mais comment osent-ils ?, on leur a tout donné ». « Vous avez vu à l’Odéon, c’est l’anarchie » « Et à la Sorbonne !!! Il parait qu’il y a des « katangais »

« Le changement Oui, la chienlit Non » dira même un certain général dont le nom m’échappe, grand gardien des traditions, qui un an après se retirera de la vie politique pour cause d’avoir trop duré, trop voulu maintenir du passé dans l’avenir en préparation qu’était le moment présent ! Les braves platanes du Boulevard Saint Michel y perdent le latin de leur Quartier …


(Tout ceci commence à inquiéter le gouvernement poussiéreux du président Charles de Gaulle. Ici, rue Saint Jacques au carrefour avec la rue des Ecoles, les premières confrontations avec les forces de l'ordre)

Arbres mis à bas, coupés à la tronçonneuse, les souches désolées restent là à respirer le gaz des lacrymos qui pleuvent sur les manifestants. Comme il est interdit d’interdire, on conteste tout ! On veut prendre la parole, partout, dire ce qu’on pense de tout, on chie sur l’autorité des profs, les examens, les obligations…on veut la mort de cette société qui nous a donné tout ce que nous avons, mais qui ne nous sert pas ou, semble-t-il, ne nous sert pas comme nous l’aimerions.

Fils de bourgeois, petites filles de Français moyens, jeunes «révolutionnaires » idolâtres de Marx, Lénine, Engels, Rosa Luxembourg, Mao, tout leur est bon pour bâtir une théorie, un rêve, un avenir à court terme, puisqu’il est certain que l’avenir à long terme ne peut être que trompeur.

Et Paris continue à vivre pendant les journées de Mai, et les filles et fils de riches que nous étions à l’époque, continuent à rentrer chez Papa et Maman pour y trouver gite et confort avant les manifs du lendemain. Une conscience politique ? Peu de nous savons ce que c’est…

Pour faire comme les copains, on fréquente le Comité d’Action de la rue Bézout, établi dans un local appartenant à une mutuelle étudiante. J’ai troqué les vêtements de la première adolescence contre une vêture normée, spécifique, unique : celle du soixante-huitard : jean le plus crade possible, pull lâche, foulard, pipe, briquet Zippo, paquet de tabac « Amsterdamer » avec le dessin du marin Hollandais sur la pochette. « Marche, Camarade ! Le vieux monde est derrière toi ».


On passe de la mouvance « Jeunesse Anarchiste Communiste » à l’orientation « Gauche Prolétarienne » avec Jean-Paul Sartre en prime. On vend « La Cause du Peuple » sur le marché d’Alésia, on s’endort avec des rêves plein la tête…

L’enfance pas si lointaine se change en souvenirs, « il ne faut pas » se transforme en « on peut », et les convenances explosent finalement à force de grossir dans des carcans tellement serrées.

Paris aime sa contestation ! Paris qui pleure bien sûr dans les gaz lacrymogènes, mais Paris qui se réjouit de voir ses enfants en pleine rue, parler, dialoguer, discourir, contester, injurier, invectiver, sourire, embrasser…

Paris n’aura pas ses morts. Il ne s’agit pas d’une vraie révolution et Paris le sait…alors il laisse faire. C’est un coup de vent, un coup de bambou contre les bourgeois, les nantis, ceux qui savent tout, toujours…..coup de gueule contre les chaises payantes au jardin du Luxembourg (jusqu’en 1974… !) coup de Trafalgar alors que le Parti Communiste Français essaie de récupérer le mouvement de contestation depuis son siège de la place Kossuth à Paris.


Les chrysalides des écoles communales et des lycées de Paris se sont transformées en papillons qui volent, volent, volent, attirés par les lumières du Quartier Latin, les feux de voitures de la rue Gay Lussac, les lumières des projecteurs des reporters qui montent sur les barricades pour filmer une jeunesse qui explose dans la soif de changement, la soif de permission, la soif d’une vraie vie sans " c'est pas permis, il ne faut pas"

C’est le centre de Paris qui vibre ! Dans les quartiers excentrés, il y a des signes que quelque chose de passe, tandis qu’au Quartier Latin, il y a des preuves ! La religion rentre dans ses églises, la France crotteuse à chienchien s’accroche à sa morale, à ses privilèges, à ses acquis. Nom de Dieu, les filles sont belles en cette fin de printemps….on pue tous un peu mais ça n’empêche en rien la fraternisation chez l’une ou chez l’autre…! Courir devant les flics, ça fait transpirer !

IL y a les patrouilles à moto qui nous pourchassent Rue Monsieur le Prince ou du côté de la rue Saint Séverin, mais on s’en fout… ! C’est le moment, c’est notre moment : changer, s’ouvrir une nouvelle voie. L’état ment, les parents mentent, les profs aussi.

(En route pour le centre Beaujon dans le 8ème, où étaient mis en grandes cellules les étudiants et autres manifestants qui avaient la malchance de se faire prendre)

Sur fond de guerre au Vietnam, sur trame de luttes indépendantistes, sur souvenirs des luttes ouvrières, chacun y trouve son compte. Les enfants de bourgeois n’ont jamais autant couché avec d’autres enfants de bourgeois. « Cet été n’allez pas en Grèce, restez à la Sorbonne », « sous les pavés, la plage » le rêve, un rêve, des rêves.

"Bidules" de la Police Nationale, matraques des CRS, boucliers des Gardes Mobiles, gueule du préfet de Police, crispation du Ministre, tremblement du pouvoir, tremblement des pouvoirs. La morale se délite, les sages chemisiers blanc des jeunes filles en fleur s’ouvrent et on découvre que beaucoup ne portent pas de soutien-gorge…on ressort les vieux bouquins de Wilhelm REICH qu’on dévore en laissant aux théoriciens de la guérilla urbaine le soin de lire Engels, Marx, et Lénine et de nous en entretenir lors du prochain meeting à la « Mutu », à côté de de place Maubert.

On se marre plus à faire les cons dehors qu’à rester chez les parents à regarder les nouvelles au journal télévisé du soir. Hop… de temps en temps, un petit voyage organisé à l’ancien Hôpital Beaujon dans le 8ème arrondissement, transformé en centre de détention pour jeunes gauchistes…petits papiers griffonnés avec le numéro des vieux à la maison : « prévenez mes parents, j’ai été arrêté » . Cela vous a un petit côté "résistant » de la dernière guerre …..Honte sur nous, les nantis !


La famille explose…..mais on se parle. On se découvre des émotions inconnues, des intérêts jusque-là ignorés, des sujets de discussion qui ne sont plus tabous. Les parents eux aussi respirent…nous leur avons coupé l’herbe sous le pied, mis en pièces leurs certitudes, mais finalement c’est un peu cela qu’ils cherchaient aussi.

Nous leur offrons un second souffle. Paris piétine au rythme des manifs, les intellectuels de gauche réfléchissent à un projet fou qui ressemblerait à un programme commun, et le père, chez nous, met en garde ses trois enfants révolutionnaires qui vont battre le pavé Parisien en disant simplement, comme si il s’agissait d’une vérité ne souffrant d’aucune mise en doute : « Les cocos, c’est des bandits » !

Paris tousse : un mélange d’odeur de grenades au CB et de poussière de Juin. ! La France, elle, se grippe, se ralentit. Paris bientôt s’arrête de rouler, le France s’immobilise. ! Grèves ? Plus d’essence !


On fraude dans le métro, on rentre tard le soir, ou bien on ne rentre pas, ou plus …on marche. Herbe fraîchement arrosée au Parc Montsouris, lumière du petit matin du côté de Notre Dame, émotions inconnues que l’on découvre au hasard d’une rue encore pavée bientôt dénudée puisque les cubes de granit s’envoleront vers des cars vert et blanc, des camions bleu sombre ,ou vers les Simca 1000 aux couleurs acidulées des Renseignement Généraux.

Banques fermées, essence réservée au « prioritaires », on s’en fout ….du soleil dans le paysage, du soleil dans nos vies. Certains partent en vacance avec papa-maman, d’autres tentent une expérience ouvrière, d’autres encore retournent dans le 14ème arrondissement, plein de souvenirs, plein de projets, plein d’espoir.

Ce n’était pas une révolution… Ce n’était qu’une révolte… !

Le plus dur restait à faire……

© 2007 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoires


(*) Pierre SEMARD Syndicaliste et dirigeant communiste.Résistant fusillé par les nazis

(*) La Compagnie Internationale du Canal de Suez exploitait le fameux canal Egyptien construit par De Lesseps. Avoir dans sa famille un ancêtre ou un parent ayant travaillé pour la fameuse compagnie avant sa nationalisation ne pouvait être qu'une garantie d'appartenir à la catégorie des " gens biens". C'était le cas de ma mère, née à Ismaïlia.

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